ou l’impondérabilité du secret médical en prison

« Soins en prison, questions d’éthique », Montpellier – 28 Mars 2006

Dr Michel VELLA
UCSA, Centre Hospitalier de la DRACENIE, route de Montferrat, 83300 DRAGUIGNAN
michel.vella@ch-draguignan.fr

Résumé : « à partir du moment du secret, une éthique prudentielle, en reprenant le terme de Paul RICOEUR, instaure une articulation entre la connaissance et les devoirs du médecin face à une « non ignorance » qui interroge. Une casuistique est présentée et une discussion est ouverte autour d’un « moment du secret » en prison. Entre deux approches du secret médical, une axiologique et une autre téléologique, un raisonnement pratique se déploie autour du souci de l’intérêt du patient. Que ce soit par responsabilité ou par démarche heuristique, le devoir du médecin s’inscrit dans un conflit de pouvoir qui ne peut être résolu que par une dialectique des intérêts. »

LE SECRET EN ACTES

Les hommes se trompent pour la connaissance des choses évidentes, comme Homère qui fut le plus sage des Grecs.
Des enfants, qui faisaient la chasse à leur vermine, l’ont trompé en disant :
« Ce que nous voyons et prenons, nous le laissons.
Ce que nous ne voyons ni prenons, nous l’emportons »
HERA*censored*E, 56. Fragments

I Le moment du secret…

Le secret médical, comme tout les secrets, est ambiguë (1). Il ne parle pas de la même manière à tout le monde. Pour celui qui le connaît, il n’est pas un secret, il est une mémoire discrète voire cachée. Pour celui qui ne le connaît pas, il est imperceptible, c’est une ignorance. L’ambiguïté s’affirme lorsque le secret apparaît. Il perd alors sa faculté d’imperceptibilité pour acquérir sa valeur d’existence objective. En soi, c’est un phénomène. C’est ce « moment » là qu’il convient d’étudier. Celui de la rencontre entre la connaissance exclusive de celui qui le détient et une « non ignorance » qui n’est pas une connaissance de celui qui ne le connaît pas mais qui objective son existence.

C’est un curieux « blanc », un silence entre deux compréhensions (2), entre le secret comme connaissance et le secret comme non ignorance (cf note).

II La loi et le secret médical

Le secret médical possède une autre spécificité, il est justement dit « médical ». C’est-à-dire qu’il s’attache à une pratique.

Il est d’autre part institué, inscrit dans la loi.

En droit, le secret médical est un secret professionnel, mais il n’est pas entièrement réduit à cette catégorie. En effet, le secret médical est aussi une obligation déontologique duale, car l’instance qui pose l’injonction à une double source, une source éthique et une source légale.

Sans développer la source légale, on peut toutefois remarquer qu’elle ne définit pas ce qu’est le secret médical. La loi déploie des concepts autour du secret entre un pôle de l’intimité de la vie privée et un pôle de l’exercice professionnel. Pour assurer l’existence légale du secret professionnel, elle pose comme postulat l’existence « d’informations à caractère secret» (3) en rapport avec la personne humaine.

Note
Comment alors expliquer cette apposition ? Comment une connaissance peut elle être discrète ?
Et comment surtout, une « non ignorance » pourrait naître ? Quelle est la relation entre ces deux termes ?
Est-ce le poids de la discrétion qui appellerait le « moment » du secret ? Ou bien, est ce l’ignorance face à la discrétion qui se transformerait en « non ignorance » ? En somme, Est-ce le poids de la discrétion qui remplirait une ignorance ? Ou bien est ce l’ignorance qui viserait le poids de la discrétion ? Ce thème ne sera pas abordé, il pourrait être rattaché à une théorie de la connaissance.

III L’éthique et le moment du secret

La source éthique se retrouve dans l’article 4 du code de déontologie. « Le secret couvre tout ce qui est venu à la connaissance du médecin dans l’exercice de sa profession, c’est-à-dire non seulement ce qui lui a été confié, mais aussi ce qu’il a vu, entendu et compris ». Cette affirmation expose l’étendu du secret. Toujours selon ce même article, « le secret professionnel, institué dans l’intérêt du patient, s’impose à tout médecin ». Par cela une prévenance envers le patient est affirmée, c’est la prise en compte de l’intérêt du patient, mais il n’est pas précisé la nature de cet intérêt. Et on remarque aussi que cette institution s’impose au médecin, mais de quelle manière ? Est-ce par obligation ou par devoir ? Le texte apporte un éclairage un peu plus loin. Le secret s’impose au médecin selon les « conditions établies par la loi ». Dans une lecture légaliste, on peut dire que le secret s’impose au médecin par obligation, l’action est déterminée par une menace (celle de la sanction). Toutefois, ces conditions sont celles où le secret risque de disparaître ou celles où il disparaît. Dans tous les autres cas qui sont ceux du « moment », le secret s’impose au médecin par devoir. C’est même un devoir d’état de médecin selon la jurisprudence (4).

C’est donc dans ce « moment du secret » qui n’est pas le droit mais le fait que le questionnement éthique se développe.

IV Problématique

L’étendu du secret est en soi un problème, puisque celui-ci est attaché à un exercice, en dehors de celui-ci, il n’existerait pas.

Ainsi, le secret concernerait tout ce qui est venu à la connaissance du médecin lors de son exercice : existerait-il une connaissance professionnelle et une connaissance extra professionnelle ? Cette question est importante car il est bien précisé que cette connaissance concerne autant la faculté de compréhension que la faculté de perception. Toutefois, cette approche de la connaissance n’est elle pas une confusion entre le savoir, la pratique et la compréhension ? Ne serait ce pas opérer un clivage convenu dans un processus commun à tous, celui de la perception, de l’interprétation, de la compréhension et de l’action (5) ?

Le devoir questionne aussi, puisqu’il est attaché à un état, celui de médecin, qui n’est pas toujours coexistant avec une pratique. Ici, la jurisprudence apporte une réponse, « si celui qui a reçu la confidence d’un secret a le devoir de le garder, la révélation de cette confidence ne le rend punissable que s’il s’agit d’une confidence liée à l’exercice de certaines professions » (6). Donc, l’obligation, celle rattachée à la sanction, se rapporte bien à l’exercice. Le devoir, lui, serait simplement humain, indifférent au droit. Mais alors qu’elle est la différence entre un devoir d’état et un devoir humain ? En fait, l’un se rajoute à l’autre, le devoir d’état serait un devoir humain punissable lors de sa faillite.

De surcroît, à ces deux problèmes ce rajoute celui de l’intérêt du patient qui est indéfini, ce qui a conduit le conseil de l’ordre à l’interpréter selon deux axes, d’un coté l’intérêt privé, de l’autre l’intérêt public (7) (note). Pourtant, le patient est au centre du secret médical. C’est de lui dont on se retient de parler dans le moment du secret. Le patient est absent mais ses intérêts sont immanents au secret, toutefois le médecin n’est pas nécessairement le garant de ces intérêts. Tout d’abord parce qu’il ne les connaît pas forcément, ensuite même si le patient lui a fait part de sentiments qui pourrait être en rapport avec une définition de ses intérêts, il n’est pas certain que ceux-ci, qui sont subjectifs au moment de l’acte médical, puissent avoir un quelconque rapport avec ceux qui sont mis en jeu lors du moment du secret.

Le moment du secret médical instaure donc finalement une relation triangulaire, une connaissance face à une « non – ignorance » avec les intérêts d’un patient absent qui assurent une frontière. Les intérêts tels qui sont affirmés dans l’article 4 sont donc une norme implicite régulant une relation.

On voit que dans les faits le secret médical est une difficulté pour le praticien. Comment dans le moment du secret peuvent s’articuler face à une « non ignorance » : la connaissance, les devoirs et les intérêts du patient ?

Une éthique dans cette problématique est au niveau prudentiel, avant le niveau déontologique, si on reprend une classification de Paul RICOEUR (8). Elle est au cœur de la médecine. Elle est dans l’origine du pacte de confiance qui cherche à réduire la dissymétrie de la relation entre le patient et le praticien.

Une étude théorique de ce niveau prudentiel est envisageable. Mais la matière prudentielle même est une sagesse pratique qui s’inscrit dans la singularité, avant la norme.

La casuistique répond bien à ce niveau prudentiel. C’est là que l’étude du secret médical en prison trouve un double intérêt, car cela permet à travers la transcription d’une singularité, avec ses faiblesses certes, de faire émerger certaines questions :
· Comment une sagesse pratique d’avant la norme peut elle s’intégrer dans un contexte qui n’est que normes ?
· Comment une éthique peut elle naître dans un lieu où la confidentialité est une lutte ?

Toutefois, une casuistique du « moment du secret » peut elle être rendue publique ?

C’est tout le pari de cette communication. Ce n’est pas un goût du risque, mais c’est bien un prédicat du secret lui-même, qui si il ne doit pas être révélé peut être cependant décrit.

Le cas présenté et la réflexion qui s’y attache, se développent comme des réponses implicites à ces questions en mettant en exergue l’articulation entre les devoirs du médecin et les intérêts du patient.

Note
– D’intérêt privé : le médecin doit garantir le secret à la personne qui se confie à lui ; elle doit être assurée de ne pas être trahie. Sa confiance doit être sans faille, si elle a à donner une information intime utile au médecin et aux soins. Respecter le secret est un comportement imposé par la nature des informations dont la divulgation à des tiers pourrait porter atteinte à la réputation, à la considération ou à l’intimité de la personne qui s’est confiée au médecin ; le droit au respect de l’intimité est inscrit dans la déclaration universelle des Droits de l’Homme.
– D’intérêt public : l’intérêt général veut que chacun puisse être convenablement soigné et, ait la garantie de pouvoir se confier à un médecin, même s’il est dans une situation sociale irrégulière/marginale, pour bénéficier de ses soins, sans craindre d’être trahi ou dénoncé.

CASUISTIQUE D’UN MOMENT DU SECRET

Avertissement

C’est un « moment du secret » qui est présenté. Le contenu d’un éventuel secret n’a aucune place dans cette présentation. Le raisonnement, n’utilise que les éléments disponibles au moment du secret… et ne fait appel à aucun rappel mémoriel. A la suite de cet exposé, il ne pourra naître que d’autres moments du secret…

I Le moment du secret

Une notoriété publique est naissante autour de la rumeur d’une grossesse d’une personne détenue en maison d’arrêt.

Un surveillant vient voir le médecin. Il demande avec une impression d’innocence si il a vu la personne en question. Le médecin ne lui répond pas. Le surveillant poursuit la discussion, en faisant penser au médecin qu’il y a deux possibilités : soit le médecin n’a pas fait son travail, soit il cache volontairement ce qu’il sait…

« L’opacité du secret »

L’injonction en elle-même est troublante. Elle met en exergue non pas un fait mais la compétence même du médecin, celle de sa connaissance. La relation entre le fait et la connaissance est implicite dans le discours du surveillant. Pour le médecin se pose alors les questions de savoir pourquoi cette relation a été posée et comment protéger un éventuel secret.

Le médecin use alors du stratagème du « menteur disant la vérité » : « Si je le savais je ne dirais rien et si je ne le savais pas je ne dirais pas forcément que je ne le sais pas, donc je me tais ».

L’opacité du secret est préservée, cependant il n’est pas certain que l’intérêt de la personne mis en question soit conservé.

« Le souci de l’intérêt »

Ce qui en soi gène le médecin puisque dans l’esprit des textes internationaux il a un devoir de protection vis-à-vis de toute personne privée de liberté en ce qui concerne leur santé. Il s’agit donc pour lui de savoir si l’intérêt qui est en jeu a un rapport avec la santé.

Le médecin prend alors l’initiative du dialogue afin de déterminer où se trouve le risque pour l’intérêt de la personne, bien qu’il ne le connaisse pas.

Il sait que ce surveillant est chargé d’enquêter pour déterminer la matérialité des faits dans les procédures disciplinaires.

Celui-ci déclare qu’il voit bien que cette personne est enceinte. Il déclare ensuite qu’elle est incarcérée depuis plus de 12 mois, qu’elle n’a pas eu de permission de sortie et qu’elle a cependant des parloirs.

Le surveillant développe une vision professionnelle de la grossesse, il s’agit de la conséquence de relations sexuelles au parloir.

Donc, le rapport de l’intérêt avec la santé n’est donc pas direct, mais il est directement en rapport avec la vie intime de la personne.

Ce qu’a compris le médecin, c’est qu’il y aurait une autre possibilité à une quelconque grossesse en prison, celui d’un rapport avec une personne en dehors d’un parloir. L’hypothèse posée par le surveillant est incomplète.

Le médecin déduit de cette situation, une approche de l’intérêt de la personne : le jugement du surveillant est basé sur une erreur, il y a donc un risque d’arbitraire.

II Discussion autour d’une éthique de la responsabilité Le médecin se trouve dans un conflit de devoirs.
Il a réussi à maintenir l’opacité du secret.
Il ne connaît pas l’intérêt de la personne, mais il sait qu’il est mis en danger par un arbitraire. Et ce qui est mis en question, c’est l’intimité de la personne.

Où se trouve alors le devoir du médecin ?

Doit il se contenter de camper sur ses prérogatives de la protection du secret ?
Doit il protéger l’intérêt de la personne même s’il ne le connaît pas ?
La première hypothèse est axiologique, le secret médical et l’intérêt ont deux valeurs différentes. Le secret prime sur l’intérêt. Si le médecin est garant du secret, il n’est pas garant de l’intérêt de la personne.

La deuxième hypothèse est téléologique, la finalité du secret médical est l’intérêt de la personne. L’un et l’autre sont indissociables. Ce qui est mis en danger c’est l’intimité. L’intérêt pourrait être en rapport avec l’intimité. Donc, il existe une conséquence possible et paradoxale entre le maintien du secret et l’émergence d’une atteinte à l’intimité. Si le médecin est garant du maintien du secret il est garant de l’intérêt de la personne donc il est aussi garant de son intimité.

« Un lourd silence comme conséquence de l’opacité du secret » (thèse faible)

Le médecin peut estimer que son devoir se borne au maintien de l’opacité du secret, ce qu’il a fait en usant du stratagème du « menteur disant la vérité ». Il peut justifier son choix par le caractère absolu du secret médical. D’autre part, il peut légitimer sa position en considérant qu’il ne peut jamais réellement connaître l’intérêt de la personne, il n’a donc pas le droit de l’établir par lui-même. Il subordonne alors la protection de l’intérêt à un droit de la personne en elle-même. Dans cette hypothèse, l’opacité du secret appelle le silence, et plus le silence est lourd plus le secret existe.

« Le poids du secret » (réfutation de la thèse faible)

Cette position légaliste, pose comme primat l’existence de l’autonomie de la personne, inaccessible par devoir à l’intervention d’une autre personne.

Mais le fait que la personne soit incarcérée ne limite t elle pas son autonomie?

Cette autonomie lui permettrait elle de se défendre contre l’arbitraire ?

Non pas que son autonomie, elle-même, soit réduite, mais du fait de la privation de liberté, la puissance de cette autonomie n’est elle pas restreinte par une force extérieure à elle ?

D’autre part, le risque d’arbitraire ne proviendrait il pas de la même source que celle qui la prive de liberté ?

Ce que connaît le médecin ne permettrait il pas d’éviter l’usage d’un droit dans une situation de partialité ? D’une manière réductrice, le maintien du secret ne favoriserait il pas l’apparition d’une injustice ? C’est tout le poids du secret.

Dans ces conditions, la thèse du droit de la personne à se défendre comporterait l’incertitude de son application.

« Le conflit de pouvoirs comme bruit du silence » (réfutation de la réfutation)

Certes la thèse du droit de la personne peut être incertaine, mais cela suffit il pour se substituer à l’autonomie de quelqu’un ?

Pourquoi le médecin devrait il se soucier de l’intérêt de la personne ?

N’est ce pas parce qu’il se trouve dans un conflit de pouvoirs ?
· D’un coté, le surveillant a un pouvoir de coercition au prétexte de la cause d’une prétendue grossesse. Il l’affirme cela face à l’opacité du secret qui s’impose finalement comme une limite à son pouvoir d’investigation. Réduire l’opacité permettrait pour lui de retrouver son pouvoir d’investigation.
· D’un autre coté, le médecin a un pouvoir par une connaissance et une interprétation qui pourrait réduire le pouvoir du premier surveillant en démontrant l’erreur de son raisonnement. Mais pour cela il doit permettre la disparition de l’opacité.
S’il agit de la sorte sous prétexte d’injustice potentielle, n’est ce pas en fait pour suivre ses propres intérêts ? Celui de faire disparaître le poids du secret ? Celui de sortir du conflit de pouvoir en vainqueur ?

La confusion entre les intérêts du médecin et l’intérêt inconnu de la personne pourrait conduire aussi à un arbitraire.

« Les impondérables » (thèse forte)

A ce niveau du raisonnement que sait donc le médecin :
· L’intérêt de la personne est inconnu mais il est mis en danger par l’arbitraire.
· Le problème de l’arbitraire du surveillant est basé sur l’insuffisance de son raisonnement et sur la légitimité de sa démarche.
· L’insuffisance du raisonnement est établie, la légitimité est inconnue.
· La thèse du droit de défense de la personne détenue est incertaine.
· Le conflit de pouvoir peut conduire à un autre arbitraire, celui de la confusion entre les intérêts du médecin et l’intérêt de la personne.

Donc, le médecin sait qu’il y a des inconnus, des incertitudes et des probabilités.

Devant l’ensemble de ces impondérables qui naissent de l’opacité du secret, le médecin qui veut respecter l’intérêt de la personne doit interroger le « moment du secret » lui-même, ce dont il est certain.

Le « moment du secret » est le résultat de la rumeur de l’état de grossesse associée à l’épaisseur du silence.
Le « poids du secret » est lié au conflit de pouvoirs autour d’une pseudo vérité de la conception.

Le problème n’est en fait plus réellement celui de la grossesse, mais bien celui des conditions d’un acte sexuel en lui-même.

Le médecin doit certes éventuellement protéger le secret de la grossesse si elle existe, mais doit il pour autant protéger un secret qu’il ne connaît pas nécessairement, celui de la conception ?

Tout d’abord, que pourrait-il connaître réellement d’une conception en détention:
Éventuellement une date approximative.
Certainement les possibilités de son lieu par déduction : Le lieu du parloir à partir de l’hypothèse déclarée par le surveillant et un lieu hors du parloir par l’existence d’une deuxième possibilité.
Ensuite, que pourrait-il imaginer de la conception :
D’une part, c’est une association entre deux personnes liées à des lieux. Le géniteur pourrait être étranger ou non à la prison, dans ce dernier cas, ce peut être une autre personne détenue ou une personne libre. Si cette déduction est suffisante, elle n’a pas de caractère de nécessité, car elle pose en hypothèse l’irrégularité du système pénitentiaire au moins dans les deux derniers cas (la séparation des hommes et des femmes). Et dans un cas sur trois, elle met en cause une autre personne détenue.
D’autre part, cet imaginaire de la conception n’est pas obtenu hors de son activité professionnelle, puisque le praticien ne peut pas être présent en prison sans raison professionnelle. Son raisonnement est lié cependant à une activité annexe du médecin exerçant en prison qui n’est pas une activité de soins. C’est celle de la protection des personnes privées de liberté. Puisqu’une personne sur trois, dans son raisonnement, est une personne détenue, alors toutes les hypothèses du géniteur sont rattachées à cette dernière activité.
La protection des personnes privées de liberté n’est pas uniquement une conséquence de l’activité de soins, elle a une autonomie puisqu’à certains moments elle implique un signalement à une autorité pénitentiaire en tout cas selon les articles du code de procédure pénale (9). Toutefois dans ce cas, il ne peut pas être fait recours à un quelconque signalement, celui-ci ferait intervenir à un moment ou à un autre des éléments concernant le secret d’une éventuelle grossesse.
L’intérêt des géniteurs serait donc attaché autant au secret médical d’une grossesse qu’au secret tout court de la conception. Le médecin ne peut gérer cette situation que d’une manière solitaire.
Les impondérables sont au centre de cette gestion. Que peut faire le médecin à partir de ceux-ci ?
Le médecin n’a aucun pouvoir sur l’arbitraire du surveillant, il n’a aucune connaissance qui pourrait à un quelconque moment influer sur cette situation car il ne connaît pas en certitude les circonstances d’une conception hypothétique. Donc la protection contre l’arbitraire en dévoilant un secret tout court n’a aucune chance d’aboutir.
La protection du médecin contre l’arbitraire est inefficiente, la défense du droit de la personne est incertaine. Donc la protection des intérêts de la personne présumée enceinte est improbable.

« La préservation des intérêts du patient plutôt que la protection » (synthèse)

Si l’approche axiologique du médecin a montré ses faiblesses. Il a été démontré la validité de l’approche téléologique, en affirmant cependant que les actes raisonnés qui visent la protection active des intérêts sont inefficients du fait des impondérables.

Une éthique de la responsabilité visant la protection est donc insuffisante. Le médecin serait il dans une impasse ?

Cette impasse est elle de son fait ?
Si elle est de sont fait, le raisonnement autour de l’approche axiologique et téléologique du secret conduit à une aporie. Soit le médecin a éventuellement commis une erreur, soit il n’y a pas d’éthique possible autour du secret médical en prison.
Si elle n’est pas de son fait, le raisonnement est juste mais les termes de celui-ci comportent à un moment la graine de l’impossibilité de la protection de l’intérêt.
Si l’impasse est de son fait, il n’y a plus rien à discuter.
Si l’impasse n’est pas de son fait, la démarche éthique est ouverte, il suffit pour cela de rechercher et d’agir en fonction de la cause de l’inefficience de la protection.

En analysant son raisonnement, on voit que le médecin a pris en compte dès le départ plusieurs éléments :
· La réalité du « moment du secret ».
· Sa connaissance de l’hypothèse de l’intérêt de la personne.
· Et face à lui quelqu’un en situation de « non ignorance » vis-à-vis d’une rumeur de grossesse.
Mais en plus de ces certitudes, le médecin a inféré une hypothèse supplémentaire, celle de la connaissance par le surveillant de l’existence d’un intérêt de la personne en rapport avec le secret.
Ce dernier présupposé, inconscient certes, est à l’origine de l’impasse. Le médecin ne peut pas protéger d’une manière efficiente quelque chose que l’autre ignore peut-être.

Donc si le médecin veut sortir de l’impasse, il va falloir qu’il rattrape non pas une erreur, mais une faiblesse d’appréciation : « ses évidences ne sont pas celles d’autrui ».
Il s’agirait alors de faire connaître l’existence d’un intérêt lié à un secret médical à quelqu’un en situation de « non ignorance ». Mais comment le faire sans atteindre le secret ? D’autre part il n’est pas sûr que cette démarche pédagogique puisse avoir un quelconque effet.

Il ne reste qu’une seule possibilité au médecin qui se soucie de son patient, c’est de faire comme si l’intérêt était connaissable. Il ne s’agit plus alors de le protéger, mais de le préserver.

Pour cela, il doit rester dans le conflit de pouvoir.
Il éloigne ainsi un des impondérables, celui de son propre arbitraire.
Il doit laisser la possibilité de l’exercice de l’autonomie de la personne qui protégera si elle le veut ses propres intérêts. Ce deuxième impondérable est irréductible.
Il ne peut donc préserver les intérêts de la personne qu’en s’interrogeant sur la légitimité de la démarche du surveillant puisque la protection contre l’arbitraire lié au raisonnement de celui-ci est inefficient.

III Éthique de la communication

« Insuffisance de la parole du médecin au nom de l’intérêt public »

L’interrogation sur la légitimité peut évidemment se faire de manière brutale voire autoritaire, c’est ce que ferait quelqu’un qui se sentirait agressé : pour le médecin, « le secret est un droit au silence et un devoir de se taire ». L’affirmation de la prérogative du secret absolu résoudrait aisément le conflit de pouvoir. Mais en fait l’interrogation sur la légitimité ne se poserait pas sur la démarche mais sur l’interrogatoire du médecin. Et il pourrait y avoir un risque de poursuite des investigations auprès d’autres intervenants sanitaires qui seraient plus sensible à une influence.

« La question de la légitimité de l’intérêt professionnel dans une enquête »

Il convient donc d’aborder la communication différemment. Il est nécessaire que l’interrogation sur la légitimité se pose sur l’enquête même de la grossesse.

Le médecin doit donc dans l’ordre :
· Faire remarquer que le questionnement du surveillant se porte sur la conception et non pas sur une éventuelle grossesse.
· Que le surveillant ne peut obtenir jusqu’à l’accouchement aucune certitude sur cette affirmation et donc que le questionnement sur une conception n’a pas lieu d’être aujourd’hui.
· Affirmer qu’il n’y a pas dans le code de procédure pénale d’interdiction des relations sexuelles.
· Enfin lui demander de confirmer que l’interdiction réglementaire porte sur les comportements indécents, mais que dans ce cas, ceux-ci doivent être constatés et rapportés pour qu’une procédure disciplinaire puisse être engagée.

L’ensemble de ces questions s’attache à faire émerger chez le surveillant un questionnement sur ses pratiques.

IV Épilogue

« De l’intérêt professionnel à l’intérêt privé »

Dans les faits, cette méthode a porté ses fruits, le surveillant a convenu qu’il n’y avait pas de rapport disciplinaire concernant une indécence de la personne en cause.

La suite du dialogue a fait apparaître qu’il ne pouvait pas y avoir de matérialité des faits à partir d’une cause déduite d’un état hypothétique (une rumeur).

Enfin il est apparu dans le monologue conclusif du surveillant une critique du « moment du secret » qui a mis en danger un intérêt privé, son intimité.

« Dialectique des intérêts »

On peut déduire à l’analyse de ce cas que la situation de non ignorance du surveillant a amené le moment du secret. Cette non ignorance a été à l’origine d’un conflit de pouvoir autour d’une présumée connaissance. Mais la « non ignorance » du surveillant n’aurait pas eu autant d’ampleur si il n’avait pas été mû par un intérêt professionnel, ce n’est pas la curiosité pure qui est à l’origine de la démarche, c’est une démarche d’investigation, une quête réglementaire de la vérité. L’intérêt professionnel a simplement ignoré l’intérêt privé de la personne. L’ignorance de l’intérêt privé fait elle partie de la pratique d’investigation ? Il n’y a pas de réponse. Toutefois on peut constater que la démarche éthique a été de poser en dialectique, en tenant compte des impondérables, l’intérêt professionnel du surveillant et l’intérêt privé de la personne. Cette dialectique a rejetée volontairement le concept de vérité objective que celle-ci soit masquée, voilée ou arrachée.

Conclusions

Cette présentation casuistique nous permet de poser certaines questions sur le secret médical en général et sur le secret médical en prison:
La « non ignorance » comme quête de vérité cachée serait elle un aveuglement qui ferait oublier ce qui est su ?
La connaissance du médecin ne serait donc pas nécessairement objectale ? Dans le cas décrit au moins, elle spéculative.
Le moment du secret serait un conflit de pouvoir, lors de la rencontre entre une connaissance et une «non-ignorance», il y aurait une tentation pour le médecin de résoudre ce conflit en rompant le secret, en posant, en acte de puissance, une hypothèse comme vérité.

En prison, l’adage « Le droit au silence et le devoir de se taire » ne peut pas éluder la réflexion sur la justification de l’institution du secret médical.
Le problème du secret médical en prison serait donc l’oubli de l’intérêt à l’origine de l’institution.

« La nature aime à se cacher »
Héra*censored*e fragment 123

Références

1. Lucien GUIRLINGER « De l’ambiguïté ontologique du secret à son ambivalence éthique »

2. Honoré de BALZAC « Les Chouans »


3. Article 226-13 du Code Pénal


4. « Crim. 15 déc. 1885 : DP 1886 ; 1. 206. 9 nov. 1901 : ibid. 1902. 1. 235 9 mai 1913 : S. 1914. t.169, note Roux ; DP 1914. t. 206. » Code Pénal, 103ème édition Dalloz 2006


5. Hans Georg GADAMER « Vérité et méthode » 1960


6. « Crim. 19 nov. 1985 » p. 508 Code Pénal, 103ème édition Dalloz 2006


7. Conseil de l’ordre des médecins, « Commentaire de l’article 4 »


8. Paul RICOEUR « Penser la médecine » Revue Esprit, décembre 1996


9. Michel VELLA « Autonomie : la communication des conséquences d’un état de santé est elle opposable au secret professionnel ? Aspects déontologiques et aspects éthiques » 4ème congrès des UCSA de l’Est, COLMAR, 16 Novembre 2002

 

Conseil de lectures

 

Pierre BOUTANG « Ontologie du secret » Presses Universitaire de France 1973

Pierre HADOT « Le voile d’Isis, essai sur l’histoire de l’idée de Nature » NRF essais 2004